L'Orchestre de l'Opéra

L'orchestre de l'opéra de Paris est connu comme la première phalange de France. Après les décors, les costumes, et les choeurs, il paraissait indispensable de présenter cet indispensable rouage de la machine lyrique. Nous avons choisi de rencontrer quatre personnes qui nous disent leur perception de celui-ci.



John Cohen, Directeur de l'Orchestre

L'organisation des emplois du temps relève parfois du casse-tête. La préparation d'une production passe en effet par des lectures d'orchestre (orchestre seul), puis des répétitions à l'italienne (avec les chanteurs mais sans mise en scène), des répétitions scène-orchestre, et enfin une répétition générale, parfois précédée d'une pré-générale. Le nombre de chacun de ces types de répétition varie suivant la difficulté de l'œuvre ; ainsi, la préparation de Parsifal aura demandé six lectures, deux italiennes, cinq scène-orchestres, une pré-générale et une générale, soient quinze répétitions étalées sur un mois. Pour corser la difficulté, les séries de spectacles sont souvent longues, et une même formation doit parfois assurer plusieurs productions qui s'entrecroisent. L’emploi du temps des musiciens leur permet en revanche une relative souplesse. Chacun doit vingt-quatre services mensuels, sous la forme de répétitions ou représentations, et organise ses ‘temps libres’ comme il l’entend. Certains donnent des leçons, d’autres se produisent en soliste, comme Philippe Poncet, ou se consacrent à une formation réduite, comme c’est le cas de Laurent Verney.
 

Mais la vocation première de l’orchestre est, tout en conservant son caractère, de participer d’un tout homogène. Dès les répétitions à l’italienne, les parties s’assemblent pour donner vie à l’œuvre, et on avance sans s’arrêter à chaque remarque du chef ou du metteur en scène. Il faut mettre de l’eau dans son vin et travailler pour l’ensemble plus que pour sa partie. La collaboration entre le chef et le metteur en scène est alors primordiale : cela s’est très bien passé pour Wozzeck où Sylvain Cambreling et Christoph Marthaler ont travaillé ensemble, mais c’est parfois problématique.

Pour faire face à ces difficultés, le recrutement des musiciens est drastique. Chaque musicien passe individuellement sur des pièces imposées face à un jury de dix personnes, et doit recueillir la majorité sur chacune des trois épreuves : les éliminatoires, le second tour et la finale. Pour ce que nous appelons les supers solistes, la majorité est élargie à sept sur dix. C'est la raison pour laquelle une dizaine de pupitres statutaires ne sont pas pourvus. Mais nous continuons les auditions. Avis aux amateurs…


Marc Piollet : « Avoir un avis sur chaque note »

 
Marc Piollet a accepté de nous recevoir dans sa loge pendant les répétitions du Barbier de Séville pour nous y décrire son parcours atypique.


À l'entendre, on penserait volontiers que sa carrière n'est que le fruit d'heureux hasards. Il passe modestement sur l’étude du piano dans son jeune âge, toujours en amateur mais jamais virtuose, et ne consent à se définir comme musicien apprenti qu'à partir de 20 ans, quand après deux années post bac d'études scientifiques, il part en Allemagne faire des études d'ingénieur du son. Dans ce pays, ce métier va bien au-delà de la simple prise de son : il correspond à une véritable direction artistique de l'enregistrement. C'est au cours de ces quatre années d'apprentissage qu'il découvre, à la fois, la théorie de la musique pour parfaire son métier, et la vie musicale berlinoise, véritable choc culturel dans une ville et un pays où les orchestres foisonnent. Il décide alors de tenter le concours de direction d'orchestre, auquel il est admis, et après lequel il multipliera les expériences de direction dans les formations outre-Rhin.

 Je suis venu à l'opéra sur le tard. Le premier que j'aie entendu en entier (j'ai le souvenir d’un Tannhaüser auquel ma grand-mère m’avait emmené pour mes sept ans, mais où je m’étais endormi immédiatement après l’ouverture), qui est aussi le premier que j'aie dirigé, est Don Giovanni, dans la version de Losey. Ce film m'a laissé un souvenir impérissable, et j'ai par la suite dirigé l’œuvre dans beaucoup de maisons, dont le Deutsch Oper de Berlin.

Dès le début de ses études de chef, il reprend deux orchestres de jeunes, auxquels s'ajoute bientôt le sien propre. À la fin de ses études, qui coïncident avec la chute du mur de Berlin, et fort de ces expériences, il accepte un poste de premier Kapellmeister dans le théâtre du Brandebourg, en ex Allemagne de l'Est. Une fois de plus, Marc Piollet semble réduire son mérite à la bienveillance de sa bonne fortune. J'ai eu la chance de rentrer directement comme chef d'orchestre, et non comme chef de chant comme c'est généralement le cas. J'en ai énormément profité et cela m'a beaucoup servi, tout comme ma deuxième expérience de Kapellmeister dans l'orchestre symphonique de Halle, où je remplaçais au pied levé le chef principal lors des tournées. J'ai appris durant ces quatre ans à rapidement m'approprier une oeuvre, quelle qu'elle soit et quel qu'en soit le compositeur.

Cette réactivité qu'il revendique ne saurait néanmoins contrevenir à son leitmotif : « avoir un avis sur chaque note ». Et moins le compositeur aura été prolixe en didascalies, plus ce travail se révélera indispensable. C'est la raison pour laquelle on peut trouver des versions si différentes des oeuvres de Mozart, alors que Mahler n'a laissé que peu d'espace à l'inventivité de ses interprètes. Selon lui, plus on est précis, plus ça marche vite. Pour autant, les musiciens ont leur mot à dire : si le chef a sa vision, il doit canaliser les musiciens et les amener à jouer dans le même sens en tenant compte de leurs idées. Tellement de choses interviennent en plus des deux mains du chef...

Ces principes l'ont probablement aidé à obtenir le premier prix lors des masterclasses du Deutschemusikrat, qui lui ouvre les portes des plus grandes maisons allemandes. Il dirige à présent régulièrement à Stuttgart, au Deutsch Oper de Berlin, à Wiesbaden ou à Vienne, l'opéra comme la musique symphonique. Il est actuellement directeur musical de l'opéra de Wiesbaden jusqu'en 2012.

Aujourd'hui, son métier ne fait que commencer. J'ai l'impression de découvrir de nouveaux aspects des oeuvres chaque fois que je les reprends, comme c'est le cas par exemple du Barbier de Séville, que j'ai dirigé dans bon nombre de maisons allemandes et avec lequel j'ai fait mes débuts à l'opéra de Paris en 2005. Et en l'écoutant énoncer ses projets, de Lulu au Château de Barbe-Bleue, en passant par Tristan ou le Ring, on se dit que l'on entendra probablement beaucoup parler de Marc Piollet dans les années à venir.

CD : Genoveva de Robert Schumann. Dir. Marc Piollet, avec Annette Dosh.


La passion selon Laurent Verney

 
Tout juste rentré de son voyage au Canada où il a enregistré des solos et airs d’opéra avec le harpiste Emmanuel Ceysson, Laurent Verney choisit de nous décrire son rapport à la musique sous l’angle de l’humanité.


Bien que des œuvres pour alto figurent dans le répertoire depuis l’époque classique, avec notamment la Symphonie concertante de Mozart, force est de constater que la majeure partie d’entre elles apparaît au début du XXe siècle. Le XIXe siècle a été celui des œuvres brillantes, qui mettaient au premier plan des instruments traditionnellement solistes comme le violon, mais aussi à l’opéra les voix de ténor ou de soprano. Mais avec le virage à angle droit amorcé au tournant du siècle par l’École de Vienne, qui prend le contrepied de ces « instruments à la mode », apparaît un goût pour des timbres plus graves. L’alto prend alors naturellement toute sa place dans les orchestrations et les œuvres pour solistes.

Cette petite révolution correspond également à une nouvelle approche des histoires mises en musique. La fin du XIXe siècle voit la naissance de la psychanalyse, et l’atmosphère de l’opéra s’en ressent nécessairement : les œuvres deviennent plus sombres (Lulu, Wozzeck, etc.), appelant naturellement des tessitures plus graves. Toutefois, cet aspect introspectif couramment associé à la voix grave avait déjà fait l’objet de recherches de la part des compositeurs, mais souvent dans leurs ultimes compositions, parfois publiées à titre posthume : l’opus 20 de Brahms, l’opus 113 de Schumann, après qu’il s’était deux fois déjà jeté dans le Rhin, etc.

Laurent Verney nous rassure pourtant. Il ne faudrait pas en conclure que l’alto est la voix de la dépression ; il répond simplement au besoin d’une puissance qu’il exprime de façon exemplaire. L’alto n’a pas été pensé pour briller dans la recherche d’effets immédiatement coruscants, mais plutôt comme le rassembleur des pupitres de cordes, le lien entre les aigus et les graves. C’est celui qui pousse dans l’ombre, et pour ce faire il faut savoir être à l’écoute, tant musicale que psychologique.

L’alto pourrait-il donc être défini comme un ressort psychologique du drame musical ? Certainement. Au XIXe siècle, on venait à l’alto par défaut, parce que l’on avait échoué au violon ; j’y suis venu après la perte de mon frère. A  vingt ans, après une quinzaine d’années de violon, Serge Collot (élève d’Arthur Honegger et de Maurice Hewitt, et professeur de Laurent Verney et de la plupart des altistes français actuels) m’a mis un alto dans les mains, et je ne l’ai plus lâché depuis. C’était l’instrument qu’il me fallait, parce qu’il correspondait à ma personnalité. La collaboration entre le musicien et l’instrument qu’il joue ne conduit véritablement à l’osmose que si celui-ci est le reflet de celui-là. La technique et la virtuosité ne sont que des moyens permettant d’exprimer son humanité à travers l’interprétation, et si l’instrument, le porte-voix de cette humanité, ne lui est pas adapté, alors l’instrument, la technique et la virtuosité sonnent creux.

Cette humanité musicale s’est nourrie de la rencontre d’autres humanités. Quelques personnes m’ont beaucoup marqué et ont été fondatrices de ma carrière ; de Serge Collot, qui est à l’origine de ma vocation, à Luciano Berio, dont la rencontre a été déterminante pour mon goût de la musique contemporaine et dont j’ai créé certaines œuvres. Ces personnalités ont toutes pour point commun d’être habitées, passionnées, et de vouloir partager cette passion. Myung Whun Chung m’a fait confiance pour l’enregistrement d’Harold en Italie de Berlioz chez Deutsche Grammophon, et cet enregistrement m’a énormément appris, en plus de m’avoir permis d’enregistrer dans cette extraordinaire maison. Je pourrais également citer le pianiste Nicolas Angelich, le compositeur Nicolas Bacri ou le luthier Stephan von Baehr, qui sont maintenant des amis. Certains chefs aussi m’ont énormément marqué, principalement Armin Jordan pour qui j’ai joué la Chauve-Souris. Ce n’est pas, loin s’en faut, mon répertoire favori, et pourtant sous sa baguette, l’œuvre m’a transcendé. C’est l’une des meilleures illustrations du rapport que je décrivais de l’humanité à la musique, lorsque la personnalité du chef modifie radicalement la perception de l’œuvre.

Mais la personnalité est l’affaire de tous les musiciens, chefs, solistes ou tuttistes. Et si Laurent Verney se plaît à vanter celles qui l’ont marqué, il s’ingénie également à exprimer la sienne lors de ses concerts ou de ses enregistrements. Je tiens à remercier Gerard Mortier, qui nous a donné l’occasion de nous exprimer en musique de chambre et en tant que solistes, par exemple lors des casse-croûte. J’ai beaucoup de gratitude envers lui, pour sa générosité, son ouverture d’esprit et sa chaleur humaine : il a compris que lorsque l’on s’exprime en soliste, on est aussi meilleur en fosse…

Discographie sélective :

Harold en Italie, chez Deutsche Grammophon (Choc du Monde de la Musique)
L’art de l’alto, chez Arion, avec Claire-Marie le Guay.
Solos et airs d’opéras, avec Emmanuel Cesson (ouvrage réalisé en partenariat avec l’AROP).


Philippe Poncet

 Philippe Poncet nous a reçu entre deux répétitions pour nous expliquer son métier de timbalier solo dans l'orchestre de l'opéra.


Nous venions pour l'écouter nous parler de lui, mais toute son attention semble acquise aux percussions, dont il a une connaissance encyclopédique. L’idée de choquer des objets, que ce soient deux galets ou un tronc d’arbre évidé que l’on bat avec une branche, a beau être l'un des plus anciens principes musicaux au monde, la percussion ne s'est beaucoup développée que depuis une quarantaine d'années. Les timbales, qui, montées sur des chameaux, ont rythmé les combats d’Afrique du Nord, avant d’être utilisées par Lully pour asseoir sa mesure, puis par Beethoven pour leurs capacités harmoniques, ont attendu le milieu du vingtième siècle pour être la vedette d'une pièce musicale, grâce à Elliot Carter.

Philippe Poncet lui-même n’est pas immédiatement venu aux timbales. A onze ans, je voulais jouer de la batterie ou de la guitare électrique. Je suis rentré en classe de percussions un peu forcé… J’ai travaillé la caisse claire, ce fameux roulement perlé typique des marches napoléoniennes, puis le marimba et le xylophone, et enfin les timbales. La difficulté naît de la multiplicité des instruments à maîtriser : une fois entré dans l’orchestre, alors que j’avais une quinzaine d’années, j’ai abordé des instruments comme les cymbales, les gongs et les tams, ou encore le triangle. Malgré leur apparente simplicité, ces derniers requièrent une précision redoutable !

Mais cette polyvalence acquise, toutes les portes s’ouvrent à lui : après avoir été deux ans durant percussionniste, puis timbalier à l’Opéra de Lille, il est reçu comme percussionniste à l’Opéra de Paris après un premier concours en 1981. Un deuxième concours passé dans la foulée lui assure le poste de timbalier solo. J’étais attiré par les parties de timbale qui peuvent suivant les compositeurs être extrêmement riches, mais aussi par la responsabilité du timbalier solo qui assure la coordination artistique du pupitre des percussions. Dans la plupart des orchestres, chaque musicien se concentre sur un instrument ; ici, un percussionniste touche à tout.

 Et cette place systématique des percussions au fin fond de l’orchestre ? Les percussions interviennent dans le respect de la pulsation. Lorsque se présentent des problèmes de mise en place, le chef se tourne vers le timbalier pour que celui-ci appuie sa mesure. Nous ne sommes pas en retrait en fond de fosse, nous encadrons l’orchestre…


On pourrait croire à un gigantesque match de football, mais sans vainqueur possible. Il y a les bleus et les verts, mais ils sont du même niveau. Les cent soixante-quatorze musiciens titulaires sont en effet divisés en deux sections qui assurent toutes les représentations de l'opéra. L'égalité de niveau musical dont nous assure John Cohen pourrait tout à fait être élargie à une égalité absolue : nous veillons à répartir équitablement les oeuvres selon leur intérêt entre les deux sections, afin que personne ne se sente lésé. Chacun joue le même nombre d'opéras et de ballets, d'oeuvres faciles ou complexes, et si une section est déséquilibrée par rapport à l'autre, nous tentons de rattraper cela au cours de la saison suivante.