Les Chœurs de l'Opéra

À l’opéra, les voix les plus présentes ne sont pas toujours les plus visibles. Place(s) aux jeunes s’est glissé dans les coulisses de l’Opéra de Paris afin de vous présenter des artistes peu connus.



Le cœur du théâtre.


Quel personnage est, sous les avatars les plus divers, omniprésent dans la plupart des opéras du répertoire, et peut faire chanter son texte par des dizaines de bouches, telle une fascinante hydre lyrique ? Si les chœurs, qui sont l’évidence la plus frappante de l’ancrage de l’opéra dans le théâtre et de sa très contestée filiation avec la tragédie grecque, jouent généralement un rôle complet et complexe dans la progression du livret et de la trame musicale, les artistes qui les incarnent travaillent bien souvent dans l’ombre.

 
Le cahier des charges de l’Opéra de Paris autorise jusqu’à cent dix-neuf choristes titulaires. Ils ne sont en réalité que cent six, car les exigences qualitatives très élevées du recrutement ne permettent pas d’atteindre ce nombre maximal. Faut-il chercher la cause de cette désaffection dans le relatif anonymat auquel condamne l’appartenance aux chœurs ? Toujours est-il que de moins en moins de jeunes chanteurs embrassent cette vocation, préférant les appâts d’une carrière de soliste et des rôles titres, et que le recrutement pourtant international – plus de trente pour cent des choristes sont étrangers – ne suffit pas toujours à assurer la diversité des productions, notamment lorsque plusieurs d’entre elles ont lieu en parallèle ; il faut alors avoir recours aux surnuméraires.

 
Come una voce…

 
Les quatre pupitres (soprano, alto, ténor et basse) sont chacun subdivisés en deux sous-pupitres afin de valoriser au mieux les hauteurs et couleurs de chaque voix. Un choriste nouvellement intégré pourra donc être affecté aux sopranes I ou II, aux mezzos ou aux altos, aux ténors I ou II, ou enfin aux barytons ou aux basses ; et les sopranes I sont aussi différentes des sopranes II que Pamina ou la Reine de la Nuit d’Amelia et de Tosca !

 
La gageure est ensuite pour le chef des chœurs de rechercher l’homogénéité chez les hommes et les femmes pour ne plus entendre qu’une seule voix par pupitre : dans l’idéal, ne devrait plus ressortir de ces dizaines de voix mêlées que l’illusion d’un simple quatuor. Come una voce, selon l’expression favorite de Peter Burian.

 
La difficulté de cet exercice tient d’abord à ce que toutes les voix ne sont pas adaptées à tous les compositeurs. Si certaines brillent chez Mozart et Rossini, d’autres feront meilleur usage de leur puissance chez Wagner et Verdi. Il est donc indispensable de prévoir en amont avec le Directeur l’alternance des productions et les cumuls entre le palais Garnier et l’Opéra-Bastille, afin d’obtenir la meilleure distribution possible des voix pour chaque pièce.

 

Du studio à la scène.

 
La préparation d’une nouvelle production commence quatre mois avant la première, en studio, et le réglage de la mise en scène intervient cinq semaines avant le premier lever de rideau. Le passage à la scène s’accompagne toujours d’une baisse de la qualité du chant : les choristes jusque-là concentrés sur leur partition doivent à présent apprendre leurs mouvements, et la cohésion du groupe s’en ressent. Le jeu en lui-même peut d’ailleurs se révéler très difficile pour les chœurs, puisqu’il arrive qu’une pièce exige d’eux qu’ils interprètent plusieurs personnages différents, comme dans Un Ballo in Maschera, où ils sont tour à tour gentilshommes, conspirateurs et fêtards. Les chanteurs tentent alors de « dépasser leurs limites », et des séances entières sont consacrées à un travail sur la dynamique du son, le phrasé, l’homogénéité des decrescendos – bien plus difficile à atteindre que dans les crescendos – ou encore sur la diabolique bascule de la voix de poitrine à la voix de tête, que l’on ne doit en aucun cas percevoir.

Le chef des chœurs peut intervenir dans la mise en scène, si elle nuit à l’expression des chœurs par exemple, mais son action est avant tout musicale. Bien que le chef d’orchestre lui indique les tempi et leurs variations, c’est généralement le chef des chœurs qui impose son interprétation. Le jour de la représentation, c’est le chef d’orchestre qui dirige ; le chef des chœurs veille lui dans la salle afin de corriger en studio le lendemain des défauts qui seraient apparus dans le chant des choristes. Il officie cependant parfois depuis les coulisses, guidant les chœurs lorsque ceux-ci chantent hors de la scène. Ceci induit à coup sûr une difficulté technique majeure : afin que le public perçoive une musique harmonieusement conduite, et en tenant compte de la vitesse de déplacement du son, les choristes doivent intervenir avant que le chef d’orchestre n’en donne l’ordre, à l’appréciation du chef des chœurs, qui varie bien entendu selon la taille de la scène et la position du chœur autour de celle-ci…

 
À l’Opéra de Paris, il n’est pas question qu’un même chanteur intervienne dans toutes les productions, comme c’est couramment le cas dans les théâtres de répertoire outre-Rhin. Chaque choriste interprète au plus huit ou neuf opéras dans l’année, selon sa tessiture et son timbre. Il arrive que certains artistes doivent apprendre un rôle alors qu’ils en chantent simultanément un autre en soirée ; le surcroît de travail par rapport aux autres choristes peut parfois créer des tensions. Mais celles-ci sont en général vite apaisées par l’alternance des programmes, « puisque ceux qui avaient plus de temps doivent à leur tour cumuler plusieurs rôles le mois suivant : la situation est ainsi inversée », s’empresse de nous rassurer Peter Burian.


La grande famille des chœurs permet-elle à ses enfants de s’émanciper ? Si quelques choristes se voient chaque année confier des rôles de soliste dans certaines productions, ce sont rarement les mêmes d’une fois sur l’autre. « Et, ajoute Peter Burian, il est très difficile d’entamer une carrière soliste après avoir fait partie des chœurs, de ne plus se sentir dans le groupe ». Comme si, finalement, l’hydre s’enveloppait d’un cocon pour ne pas perdre ses têtes.


 

Peter Burian

 
De même que l’orchestre, les chœurs ont leur chef, qui définit les pupitres et les mêle en véritable alchimiste.

 

Peter Burian assume cette charge à l’Opéra de Paris depuis l’année 2002, après avoir successivement officié aux Festivals de Bregenz et de Salzbourg, aux radios d’Amsterdam, Bruxelles et Stuttgart, puis au Staatsoper de Vienne et au Liceu de Barcelone.


Ce musicien passionné, qui s’émeut encore de la lettre de recommandation que lui laissa Carlos Kleiber après une collaboration particulièrement fructueuse, s’avère être un enthousiaste touche-à-tout musical. Son appétit créatif s’exprime en effet au travers de ses expériences de chef d’orchestre (invité à Johannesburg) ou de metteur en scène (comme à l’Opéra de chambre d’Anvers avec Les dernières vingt-quatre heures de Vincent Van Gogh), mais également par les œuvres qu’il compose depuis 1972, dans lesquelles il développe le style du « romantisme atonal ».


Si la difficulté de monter les chœurs de Moses und Aron de Schönberg l’attire, Peter Burian confesse malgré tout sa tendresse pour les larges chœurs de Wagner et de Verdi. « Mais attention, ce n’est pas parce qu’on est nombreux à chanter fort qu’on peut faire n’importe quoi. Un soir, c’était le chœur des prêtres du dernier acte d’Aida que je dirigeais en sous-sol, où se trouvait également Radamès. Au moment où les choeurs chantent a capella, mes clefs sont tombées de mon pupitre. Après la représentation, un spectateur a remarqué le réalisme de la production, tout heureux d’avoir entendu le bruit des chaînes de Radamès qu’on ne voyait pourtant pas ! Vous voyez, tout s’entend… ».
 

Colombe

 
Cet opéra en langue allemande, composé par Peter Burian à partir de la pièce éponyme de Jean Anouilh, illustre la dissolution de la passion dans l’amour léger.


La musique est atonale, mais – atavisme du maître de chant oblige – la ligne de chant de chacun des personnages est respectée, et possède son caractère musical propre ; les six tessitures sont ici représentées, du soprano à la basse en passant par l’alto et le baryton. La parole n’est pas seulement chantée, mais aussi dite, parfois quasiment criée, dans une confrontation des plus dramatiques.

 
L’originalité de la forme tient probablement au fait que Peter Burian a choisi d’apporter une respiration au drame, en intégrant aux trois actes et un épilogue des lieder antérieurs à l’œuvre, composés sur des poèmes d’auteurs romantiques allemands, tels Goethe, Heine ou Hebbel (disponibles aux Éditions musicales Artchipel).

 
Suite à la version de concert qui en a été donnée à Anvers en 2002, Peter Burian souhaiterait voir son œuvre jouée par l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Si cela devait avoir lieu, Colombe, conçue à l’origine comme une « pièce conversation » accompagnée au piano solo, serait alors revue pour être interprétée par un orchestre de chambre.